Invasion. Tapinoma melanocephalum ne pique pas, ne mord pas, mais elle cause de gros désagréments là où elle s'installe: dans les bâtiments bien chauffés
Depuis quelques années, une nouvelle espèce animale foule le sol suisse, de Zurich à Nyon, en passant par Neuchâtel et Lausanne. Une fourmi qui aime l'homme, mais que l'homme a élevée au statut haï de peste domestique: Tapinoma melanocephalum, dite aussi fourmi «fantôme». Peut-être parce qu'on a l'impression qu'elle traverse les murs tant elle est petite et capable de s'infiltrer dans les plus petits interstices. Peut-être aussi parce qu'on peine à s'en débarrasser lorsqu'elle a pris ses quartiers dans un bâtiment. Zoom sur cet envahisseur importé des tropiques.
Apparemment, Tapinoma n'a rien d'inquiétant. Elle est minuscule – les ouvrières mesurent 1,8 mm de longueur, les reines à peine davantage –; elle ne mord pas, ni ne pique: son unique moyen de défense est la fuite, dans une course étonnamment rapide et erratique, vers la première cachette à disposition. Pour la reconnaître, mieux vaut donc l'immobiliser (le truc: la «coller» sur un pinceau humide et la plonger dans un flacon rempli d'alcool à 75 degrés) et se munir d'une loupe: on distingue alors sa tête et son thorax brun noir qui contrastent avec le blond clair de l'abdomen.
La fourmi provient des pays tropicaux, où elle squatte villes et villages: «On l'observe rarement dans la nature, note Javier Bustos, qui a lui consacré un diplôme de biologie à Lausanne. Elle est en revanche bien adaptée à l'environnement très instable des êtres humains.» Elle ne fait pas que cohabiter avec l'homme, elle voyage aussi en sa compagnie: «Les chercheurs pensent qu'à l'origine elle peuplait l'Afrique ou l'Asie, explique Javier Bustos. Mais elle s'est depuis longtemps installée sur toute la ceinture tropicale.»
Au contact de l'homme, cette fourmi a développé des caractéristiques de peste domestique très performante. Tout d'abord, elle ne perd pas d'énergie à construire un nid: «Elle s'installe dans des endroits très resserrés, sous une catelle, derrière une plinthe ou un cadre de porte, explique le biologiste. Si on la dérange, elle emporte aussitôt le couvain ailleurs.» Ses seules exigences: une source de nourriture – elle est omnivore, mais elle a un penchant particulier pour les aliments sucrés – et un endroit chauffé: vu ses origines tropicales, elle ne supporte guère des températures inférieures à 20 degrés.
Elle a par ailleurs développé une stratégie efficace de reproduction. Point de reine unique, obèse et grosse pondeuse, mais de nombreuses femelles peu fertiles, qui sont fécondées dans le nid d'origine ou dans un autre, un peu plus loin. Ce système permet à l'espèce de se propager facilement dans un bâtiment, sans craindre l'agressivité des voisines ni prendre le risque d'un vol nuptial.
Tapinoma a enfin mis au point un système infaillible pour se nourrir. Car vivre avec l'homme exige une grande souplesse dans la quête des vivres: l'humain, cet écureuil, a souvent des armoires pleines de nourriture; ce gaspilleur remplit ses poubelles avec des trésors de nourriture, mais ce maniaque nettoie aussitôt la goutte de soda tombée au sol. Les fourmis doivent donc réagir vite: «Elles ont adopté un système efficace de marquage aux phéromones, poursuit le biologiste. Lorsqu'une piste est marquée par une ouvrière, les autres s'y ruent aussitôt, contrairement à d'autres espèces qui pratiquent un rite d'invitation complexe en se palpant les antennes.» De plus, ces phéromones sont très volatiles: si la source de nourriture se tarit, la piste est aussitôt effacée, ce qui évite des courses inutiles vers un lieu inintéressant.
En Suisse, elle a été repérée pour la première fois en 1985, à Zurich. Elle y a été importée volontairement par le responsable d'une serre tropicale dans le but de lutter contre un parasite des plantes: la cochenille. Doublement raté: la fourmi n'est pas parvenue à éradiquer les larves, mais elle s'est mise à pulluler dans la serre et de là, a conquis le jardin zoologique qui s'était procuré des plantes dans cette même serre. Outre cette introduction volontaire, d'autres peuplements ont été repérés en Suisse: «A Uster, au Papiliorama de Marin, à Lausanne, à Nyon… Les fourmis fantômes, sans doute importées par le biais de plantes tropicales, ont déjà envahi de nombreux bâtiments», note Javier Bustos. Et leur recensement est loin d'être complet: «Mal connues, elles sont souvent confondues avec les fourmis pharaons, d'autres envahisseuses venues d'Afrique.»
«Il faut rester vigilant avec la fourmi fantôme, note Javier Bustos. Car elle est difficile à contrôler.» L'insecte semble en effet résistant aux produits insecticides. Des produits d'ailleurs délicats à employer à proximité des aliments, là où les fourmis s'installent de préférence. Pour l'instant, son installation en Suisse est limitée à certains bâtiments. «Les conditions d'hygiène qui règnent ici ne lui sont guère favorables, se réjouit Javier Bustos. Mais surtout, elle est contrôlée par le froid. Paradoxalement, c'est en hiver qu'on l'observe le mieux, lorsque les chauffages lui offrent un microclimat favorable.» Une situation qui pourrait évoluer, selon le biologiste: «Ces animaux s'adaptent facilement, il n'est pas exclu que la fourmi fantôme apprécie un jour le frais.»
Afin d'établir un recensement précis des fourmis fantômes, envoyer les spécimens dans un petit flacon d'alcool à l'adresse suivante: Musée cantonal de zoologie, CP 448, 1000 Lausanne 17.
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