Chez la fourmi de feu un simple gène pilote la vie de la société

 


Un chercheur a découvert pourquoi certaines colonies ne tolèrent qu'une seule reine alors que d'autres en accueillent une centaine.

Pour la première fois, des chercheurs ont découvert un gène qui, à lui tout seul, détermine l'organisation sociale d'un animal. Kenneth Ross, de l'Université de Géorgie à Athens (USA), et Laurent Keller, de l'Université de Lausanne, ont en effet mis au jour le mécanisme qui pousse une espèce de fourmis à vivre dans des colonies pouvant accueillir soit une reine unique, soit au contraire une centaine de femelles reproductrices. Leurs travaux, publiés le 27 novembre dernier dans les Proceedings of the National Academy of Sciences (USA), expliquent par la génétique cette bizarrerie que les chercheurs avaient toujours attribuée à un «apprentissage culturel». A l'heure où de nombreux scientifiques traquent le gène de l'alcoolisme, de l'homosexualité, de l'agressivité ou du crime chez l'humain, cette découverte ne manquera pas d'attirer l'attention. Mais tirer des parallèles entre l'homme et la fourmi est toujours dangereux.

Les deux auteurs sont déjà connus pour leurs recherches génétiques sur la fourmi de feu Solenopsis invicta. Cette petite fourmi, originaire d'Amérique du Sud, a été importée au début du siècle aux Etats-Unis où elle n'a pas de prédateurs naturels. Elle cause des ravages très importants aux cultures du sud du pays d'où, en jouant les terreurs, elle a chassé bon nombre d'insectes indigènes (lire LT du 6 août). Ces qualités de peste lui valent d'être l'un des insectes les mieux étudiés du monde, tant les Américains aimeraient trouver un moyen de se débarrasser de l'intruse.

Les entomologues avaient déjà depuis longtemps noté ses mœurs étranges. La fourmi de feu vit sous deux formes sociales très différentes: certaines d'entre elles vivent dans des colonies monogynes, à une seule reine. D'autres au contraire sont polygynes. Elles accueillent alors une centaine de femelles reproductrices dans le nid. Ces différents styles de vie entraînent des modifications drastiques de comportement, voire de morphologie.

L'été venu, la femelle monogyne effectue son vol nuptial. Une fois fécondée par un mâle, elle part à la conquête d'un territoire où fonder une nouvelle colonie. Toute seule. Grâce à des réserves de graisses qu'elle a accumulées avant de prendre son envol – elles peuvent atteindre plus de la moitié de son poids –, elle nourrit ses premiers rejetons qui deviendront plus tard ses ouvrières. Ensuite, comme toute reine fourmi qui se respecte, elle trônera au milieu de sa nouvelle colonie en occupant ses journées à pondre des milliers d'œufs.

La reine polygyne a un comportement tout différent. Une fois fécondée, elle retourne à son nid d'origine, ou s'en va squatter un nid voisin. Elle s'y installe, pond ses premiers œufs, puis les suivants. Sans jamais s'occuper du couvain, puisqu'elle a déjà une foule d'ouvrières à disposition. D'ailleurs elle ne pourrait pas nourrir ses larves: contrairement à sa consœur monogyne plutôt obèse, elle n'a pas accumulé de lipides avant de s'envoler du nid.

«Chez la fourmi de feu, un seul facteur génétique est la cause des variations du taux de graisses, du comportement lors de la reproduction et de la tolérance à une ou plusieurs reines», explique Laurent Keller, du Laboratoire de zoologie et d'écologie animale à l'Université de Lausanne. Ce gène, baptisé

Gp-9, se montre sous deux formes B et b, comme par exemple le gène «couleur des yeux» chez l'humain peut indiquer brun ou bleu. Lorsque les deux formes B et B coexistent chez une femelle, elle est monogyne. Ses petits, mâles et femelles, seront donc toujours porteurs de gènes B. Un gène qui pousse à la sauvagerie: toute autre reine qui pointerait ses antennes dans la colonie est automatiquement éliminée par les ouvrières.

Les reines polygynes, quant à elles, possèdent un exemplaire de chaque forme du gène (Bb). Les éventuelles reines BB qui apparaîtraient, ce qui arrive à un quart des œufs, sont aussitôt éliminées par les ouvrières. La combinaison Bb pousse en revanche à la tolérance face aux reines multiples, puisque ces colonies acceptent jusqu'à cent pondeuses simultanément dans le nid. La dernière combinaison possible – la forme b sur les deux chromosomes – n'est que théorique: les individus ainsi dotés ne sont pas viables.

Pour arriver à la conclusion qu'un seul gène peut influencer le comportement des ouvrières et des reines, les chercheurs ont artificiellement introduit des individus dans des colonies mono- ou polygynes. Les chromosomes de chaque victime de carnage ont ensuite été analysés afin de déterminer sa formule génétique.

La découverte du gène mono- ou polygyne ne changera rien dans le monde des fourmis de feu. Et si l'homme possédait lui aussi un gène qui règle un comportement social comme du papier à musique ? «Il y a déjà eu plusieurs tentatives de découvrir des causes génétiques à l'alcoolisme, l'homosexualité ou l'agressivité, note Laurent Keller. Mais, pour l'instant, nous n'avons jamais trouvé un gène qui, seul, peut expliquer un comportement.» Ce qui ne signifie pas que l'hérédité n'y est pour rien: de nombreux travaux montrent qu'il y a des prédispositions génétiques à nos comportements, mais ce n'est vraisemblablement pas un, mais plusieurs gènes qui sont concernés. Des associations qui seront, d'ici à quelques années, faciles à repérer tant les méthodes de séquençage et d'analyse statistique font des progrès. «Le débat génétique contre culture est dépassé, affirme Laurent Keller. Dans tout comportement, il y a sans doute des composantes génétiques et de fortes interactions sociales.» Une question en revanche paraît alors être de plus en plus d'actualité: lorsque nous saurons quelle est la part de l'hérédité dans tel ou tel comportement, qu'allons-nous faire avec ce savoir ?

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