Toutes les fourmis du monde

 Le biologiste français Benoit Guénard a dressé une carte mondiale des fourmis. De quoi faciliter la découverte de nouvelles espèces et livrer de précieuses informations sur les principaux points chauds de la planète en matière de la biodiversité


Sur la photo, on voit clairement ses fines pattes translucides, ses mandibules pointues et les pointes toutes droites qui recouvrent sa partie dorsale. Benoit Guénard se penche vers l’écran de son ordinateur, pour mieux observer cette fourmi photographiée en très haute résolution. «C’est une nouvelle espèce de Singapour que nous venons de découvrir. On la reconnaît à ses épines verticales, alors que toutes les autres espèces répertoriées dans la région en ont des horizontales.»

Ce chercheur d’origine française, qui mène des travaux à l’Université de Hong Kong depuis 2014, est un passionné de fourmis. A tel point qu’il a passé les quatre dernières années à compiler tout le savoir existant sur le plan mondial sur ces insectes avec son collègue de l’Institut pour la science et la technologie d’Okinawa, Evan Economo. Ils en ont tiré une base de données géante et une carte, intitulée Antmaps, répertoriant la distribution géographique des 15000 espèces de fourmis connues jusqu’ici. «Nous avons consulté 8500 journaux et ouvrages, ainsi que les répertoires existants comme la plateforme Antweb, relate le biologiste de 34 ans. Au total, nous avons compilé près de 1,7 million de données.»


Mais il reste de nombreuses zones d’ombre. «On pense qu’il existerait entre 25000 et 30000 espèces de fourmis, fait-il remarquer. Beaucoup se trouvent dans des zones tropicales peu étudiées, par manque d’expertise locale et de moyens financiers.» Parmi les trous noirs en matière de connaissances figurent le Laos, le Cambodge, le Togo, le Bénin, le Malawi et le nord-est du Brésil. «Il y en a même en Europe, poursuit-il. On en sait très peu sur les populations de fourmis de Bosnie, de Lituanie ou de Biélorussie.» En Suisse, la grande majorité est en revanche connue. «Tout au plus découvre-t-on de temps à autre qu’une espèce comprend en fait deux sous-groupes, comme la fourmi des bois», relève Laurent Keller, le directeur du Département d’écologie et d’évolution de l’Université de Lausanne, qui étudie ces insectes à six pattes depuis des années.

Benoit Guénard espère que sa carte pourra combler certaines de ces lacunes. «Elle permet de repérer les zones où il y a le plus d’espèces encore inconnues à découvrir, détaille-t-il. Dans un second temps, elle permet de comparer un spécimen aux fourmis déjà répertoriées dans une région donnée, pour déterminer s’il s’agit réellement d’une nouvelle espèce.» Chaque année, on en découvre entre 100 et 150. Lui-même en a recensé 30 à Hong Kong dont la présence dans la cité portuaire était jusque-là inconnue, et poursuit ses recherches à Singapour et en Chine. Pour donner un coup d’accélérateur à cette quête, il a lancé un programme intitulé «Name an ant»: contre un don de 3000 euros destiné à soutenir la recherche, n’importe quel philanthrope peut donner son nom à une nouvelle espèce de fourmi.

Repérer les zones écologiquement riches

Antmaps met également en lumière les régions comportant la plus grande diversité de fourmis. Elles sont illuminées en rouge vif. Certaines sont attendues, comme l’Amazone (673 espèces) ou Bornéo (869 espèces). D’autres moins, comme la région de Sao Paulo (707 espèces), le Panama (725 espèces) ou le Queensland (1458 espèces). A titre de comparaison, la Suisse en a 159. On y voit aussi les zones qui contiennent des espèces endémiques qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Par exemple, deux des sept types de fourmis vivant sur le minuscule territoire des îles Marquises, au milieu du Pacifique, n’existent que sur trois autres îlots situés à proximité.

«Cela permet de repérer les zones les plus riches écologiquement qui doivent être protégées en priorité, estime Laurent Keller. Lorsqu’il y a beaucoup de fourmis dans un endroit, cela signifie en général qu’il y a aussi une grande diversité d’autres insectes, d’arbres et de plantes.» Elles jouent en effet un rôle central dans la dissémination de certaines semences et le maintien de la qualité des sols. Avoir une telle carte recensant les points chauds de la biodiversité pourrait s’avérer utile en amont de certaines décisions politiques, comme construire une route ou créer un parc national, précise-t-il.

Mais ce n’est pas tout. Benoit Guénard ouvre sa carte et y rentre Solenopsis invicta, le nom latin de la fourmi de feu. Le sud des Etats-Unis, quelques provinces chinoises, les Philippines, Taiwan et le Queensland prennent une teinte rosée. Le Brésil, le Pérou et la Bolivie se colorent pour leur part de vert. «Le rouge montre les régions où elle a été introduite par l’homme et le vert celles dont elle provient», explique-t-il.

Solenopsis invicta, la terrible fourmi de feu

Les fourmis de feu sont une espèce invasive extrêmement agressive. «Elles peuvent tuer un oisillon, en le dévorant vivant», relève le chercheur. Elles ont également un impact négatif sur certaines cultures et sur les reptiles se nourrissant des espèces locales de fourmis annihilées par ces prédatrices. Elles sont arrivées dans le sud des Etats-Unis dans les années 30 sur des bateaux cargo en provenance d’Amérique latine, puis à Manille en 2005 sur un avion venu du Texas. «Antmaps permet de comprendre et d’anticiper l’évolution de ce type d’espèce invasive: combien de territoire elle parvient à coloniser, à quelle vitesse, note Benoit Guénard. Cela facilite l’élaboration de mesures préventives.»

L’environnement influence l’organisation sociale des fourmis

Savoir quelle fourmi vit où livre en outre de précieux indices sur les facteurs écologiques qui ont un impact sur elles. «Certaines espèces ne survivent que dans le désert, d’autres que dans des forêts tropicales», indique Michel Chapuisat, un spécialiste des fourmis au Département d’écologie et d’évolution de l’Université de Lausanne. Plus surprenant, l’environnement dans lequel elles évoluent influence leur organisation sociale. «Certaines colonies de Formica selysi, une fourmi européenne qu’on trouve notamment en Suisse, ont une seule reine, alors que d’autres en ont plusieurs, dit-il. Cette différence dépend notamment de leur élévation: on trouve davantage de colonies à une seule reine en haute altitude.»

Ce savoir pourrait s’avérer crucial pour prédire comment les fourmis – et tout l’écosystème qu’elles portent sur leurs minuscules épaules – vont être affectés par le changement climatique. La tache rouge qui symbolise la présence des fourmis de feu aux Etats-Unis s’arrête au nord de l’Arizona, du Nouveau Mexique, de l’Oklahoma, de l’Arkansas, du Tennessee et de la Virginie. «C’est la ligne de gel, elles ne parviennent pas à la dépasser», glisse Benoit Guénard. Une barrière naturelle qui pourrait bien disparaître si la terre devait se réchauffer de 1 ou 2 degrés.

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