Les ouvrières sont connues pour «contrôler» le nombre de mâles à naître dans une fourmilière, en les dévorant. Mais, selon une étude lausannoise, la reine peut déjouer ce stratagème.
Dans une fourmilière, le rôle de chacun est clair. La reine pond, pond et repond. Les mâles n'ont rien à faire là, ils s'enfuient dès leur naissance pour convoler. Quand aux ouvrières, elles font le reste, c'est-à-dire presque tout, construction, ménage, nurses, épicerie, gardiennage… «Cette belle harmonie cache toutefois de durs conflits d'intérêts lorsqu'il s'agit de transmettre ses gènes à la postérité», affirme Laurent Keller, directeur de l'Institut d'écologie de l'Université de Lausanne. Dans un article qui paraît ce vendredi dans la revue Science, le professeur lausannois démontre que les ouvrières, réputées pour décider seules de l'avenir du couvain, sont parfois remises à l'ordre par la reine.
Contrôle cannibale
Les œufs femelles pondus au printemps peuvent avoir deux avenirs fort différents, selon la qualité de la nourriture que les larves reçoivent des nourrices. Soit ils se transformeront en reine, soit ils donneront des ouvrières. Les nourrices ne peuvent en revanche pas «produire» des mâles: ces derniers sont issus d'œufs pondus sans qu'ils aient été fécondés. «Mais les ouvrières peuvent très bien contrôler leur nombre, explique Laurent Keller. Si elles trouvent qu'il y en a trop, elles les tuent et les mangent.» Ainsi, ce seraient les ouvrières qui décideraient du nombre de mâles à naître dans une colonie de fourmis.
Les travaux publiés aujourd'hui relativisent toutefois cette vision des choses. En étudiant les fourmis de feu – des insectes nuisibles qui se sont implantés aux Etats-Unis (lire ci-contre) – Laurent Keller et trois collègues belge, français et américain, ont remarqué que les colonies pouvaient compter, parmi les individus sexués, des proportions de mâles et de femelles très différentes: certaines privilégient nettement les reines, d'autres au contraire ne voient naître presque que des mâles. Pourquoi, dans ce dernier cas, les ouvrières évitent-elles de tuer les larves mâles en surnombre?
Pour résoudre ce mystère, les chercheurs ont fait de multiples expériences sur le terrain et au laboratoire. Ils ont échangé des reines et des ouvrières, en explorant toutes les possibilités de croisement entre les colonies productrices de femelles ou de mâles. Et ils sont arrivés à la conclusion que c'est la reine qui, finalement, décide du sort de sa ponte. Même entourée par des ouvrières habituées à élever des femelles, une reine «à descendance masculine» continue à pondre des mâles avec succès, sans que les ouvrières ne se ruent dessus pour les dévorer.
Compter la ponte
Cela signifie tout d'abord que la reine parvient à contrôler la fécondation des œufs. Car pour pondre des mâles, elle doit éviter que les ovules entrent en contact avec le sperme qu'elle a en réserve dans son tractus génital. Ensuite, elle doit parvenir, d'une manière ou d'une autre, à «compter» sa ponte: pour assurer une descendance mâle réussie, elle doit sévèrement limiter le nombre d'œufs femelles produits. C'est en effet lorsqu'il n'y a que très peu de futures reines à élever que les ouvrières cessent de manger les mâles.
Les spécialistes expliquent cet étrange phénomène par la tendance qu'ont les animaux à vouloir reproduire leurs propres gènes: «Les ouvrières sont devenues stériles car, très proches génétiquement de leur mère, elles perpétuent leurs gènes par son intermédiaire, note Laurent Keller. Elles ont en revanche beaucoup moins de lien de parenté avec leurs frères mâles, et donc moins intérêt à les voir naître. Si elles ont le choix, elles n'hésitent donc pas à les dévorer pour favoriser la naissance d'un maximum de sœurs futures reines. Mais, si la reine les prive de l'avantage d'élever des femelles en ne pondant que des œufs mâles, elles cessent d'avoir ce comportement cannibale.
Manger les mâles ne servirait pas à élever davantage de femelles, puisqu'il n'y en a pas, poursuit le myrmécologue. Les ouvrières trouvent alors un intérêt à élever leurs frères. Ils sont tout de même apparentés, et vont donc essaimer quelques gènes propres à la colonie lors des vols nuptiaux.
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Les commentaires doivent rester un lieu d’échange courtois et agréable.
Vous êtes donc invité à respecter le travail effectué sur ce site, les personnes à qui vous répondez, ainsi que la langue française.
Tout commentaire ne respectant pas ces conditions, ou étant profondément hors sujet, sera écarté du débat.